FAUT-IL CRAINDRE LE REGARD DES AUTRES ?

Tout homme est un « regard regardé », l’expression est de Sartre. Nous sommes constamment regardés par les autres. Partout, nous sommes soumis au regard d’autrui. Dans la rue, des inconnus nous regardent. Certains jettent sur nous des regards furtifs quand d’autres nous scrutent ou nous dévisagent même. A la maison aussi, on est regardé par la famille, les frères, les sœurs, les parents... L’homme semble donc être condamné au regard d’autrui. Le regard des autres est, pour ainsi dire, omniprésent. Omnipresent, mais aussi dérangeant. On pourrait se sentir mal à l’aise face à tous ces regards. Mais ce regard est-il vraiment à craindre ? L’homme doit-il craindre ces multiples regards posés sur lui ? En quoi le regard de l’autre peut-il être une menace à craindre ? Est-ce le regard en tant que tel qui est à craindre ou faut-il craindre le regardant plutôt que le regard lui-même ? Ce regard ne peut-il pas être bien bénéfique pour nous ? Ne peut-il pas aussi être une marque de considération envers nos semblables ?

A la différence de l’animal dont le regard nous est insignifiant, le regard de l’homme, lui, porte toujours un sens pour nous. Quand un animal nous regarde, nous sommes ordinairement indifférents à son regard. Nous ne faisons même pas, en réalité, attention si des animaux nous regardent ou pas. Mais si, à la place de l’animal, un homme nous regarde, les choses se passent autrement. Car ce regard humain n’est jamais indifférent comme celui de l’animal. C’est un regard qui attire notre attention et auquel on fait attention parce qu’il nous parle et nous affecte.

Et c’est ce que nous montre Sartre avec l’expérience de la honte. La honte se fait toujours sentir devant un autre. J’ai honte de moi mais toujours devant une autre conscience. Je ne peux pas avoir honte de moi devant un animal. Je n’ai pas véritablement honte non plus par rapport à moi-même. Car, comme le dit Sartre, quand je fais un acte vulgaire, je ne juge pas mon acte mais je le vis seulement. Je n’éprouve ainsi de la honte que quand un autre me voit en train de faire un geste (ou un acte) maladroit. « J’ai honte de ce que je suis » écrit en ce sens l’auteur de l’Etre et le Néant. J’ai honte plus précisément tel que j’apparais à autrui. Comme nous le fait constater le philosophe, la honte est ainsi une « reconnaissance » dans laquelle je reconnais être comme j’apparais à autrui.

Pour cela, il n’est pas facile d'échapper à l’image que l’autre renvoie de mon être, car elle n’est pas une « vaine image » dans l’esprit d’un autre ou d’un « mauvais portrait » de moi, elle révèle mon identité à travers autrui. Autrui est ainsi un miroir qui reflète ce que je suis. Sartre le considère justement un « intermédiaire entre moi et moi-même ». Disons donc que le regard des autres nous définit en quelque sorte.

Dès lors, si autrui nous voit faire un acte vulgaire, il nous identifie immédiatement à cet acte. Si quelqu’un me voit en train de voler quelqu’un ou quelque chose, il me verra comme un voleur et me définira à partir de ce moment comme tel. L’idée que l'autre se fait de nous dépend ainsi de son regard sur nous. S’il nous voit voler, nous sommes un voleur à ses yeux. Et comme ordinairement nous croyons souvent à ce que nous voyons, on peut alors très bien comprendre pourquoi ce regard qui nous juge nous affecte à ce point.

Dans son jugement, soit autrui me juge tel que je suis, soit il me juge faussement. S’il me juge tel que je suis et que je n’aime pas ce que je suis alors son regard pourra me déranger parce qu’il me renvoie à ce que je suis mais que je n’aime pas voir. S’il me juge mal, c’est encore plus énervant car son jugement ne correspond pas vraiment, dans ce cas, à ce que je suis.

De ce fait, par exemple, si autrui me voit un jour voler quelque chose et que je suis en réalité un voleur, je pourrai avoir honte de moi parce que je sais que voler n’est pas une bonne chose, et que c’est un acte mauvais moralement mais aussi légalement. D’autant plus que si demain j’arrête de voler, cette image de voleur ne me lâchera pas aussi facilement. Et toutes les personnes qui m’ont vu un jour voler me verront toujours comme un voleur à surveiller. Cette image pourra être collée à moi. C’est pourquoi le regard de l’autre est très déterminant pour notre image.

Pire encore, il pourra nous arriver de ressentir un sentiment de honte devant un mal dont nous ne sommes pas l’auteur. Si autrui pense que je suis un voleur, car peut être je ressemble à un voleur ou peut être il a entendu que je suis un voleur alors que je ne le suis pas, il pourra m’arriver de ressentir de la honte, de me soucier si tout le monde me voit comme un voleur ou pas.

Ainsi, il y a de vraies raisons à craindre le regard des autres. C’est un regard qui pourra nous atteindre jusqu’aux moelles comme le dit Sartre. C’est un regard qui nous affecte et nous touche profondément.

Mais notre crainte n’est pas la même devant tous les regards. C’est surtout le regard de ceux qui nous connaissent que nous craignons le plus. Pourquoi ? Et parce que c’est une question de fierté. Un voleur aura plus de honte si la personne qui l’a vu voler est quelqu’un qui le connait et qu’il connait aussi. On fait donc beaucoup plus attention à l’image que se font de nous les gens que nous connaissons. J’ai moins de honte devant un inconnu que devant ma mère, mon père ou mes amis. Car la mauvaise image que nos proches peuvent avoir de nous, nous sera toujours collée parce que nous sommes souvent avec eux. On vivra en quelque sorte une honte durable. Alors qu’un inconnu, c’est quelqu’un qu’on croise une fois et qu’on ne reverra probablement plus jamais.

Le regard des autres est d’autant plus dérangeant dans le fait que nous ne savons pas souvent ce que ce regard dit de nous. Nous voyons quand les autres nous regardent, car comme eux, nous avons nous aussi des yeux pour regarder ceux qui nous regardent. Nos regards croisent des regards. Mais nos pensées ne croisent jamais les pensées des autres comme nos regards. Ainsi, les regards des autres nous dérangent parce que nous ne pouvons pas savoir toujours ce que pensent de nous ceux qui nous regardent.

Et face au regard de l’autre, comme nous n’avons pas accès aux pensées du regardant, il nous arrive souvent d’imaginer différemment ce que les autres pourraient penser de nous. Pour un orgueilleux quelque peu vaniteux, ce regard serait toujours positif. Il s’estimera valoriser par le regard des autres. Il ne se gênera pas à le chercher, à s’exposer. Et même quand le regardant lui fait savoir qu’il ne pense pas bien de lui, un égocentrique, ira même jusqu’à penser qu’on est simplement jaloux de lui.

Pour un autre qui manque quelque peu de confiance en lui ou qui se sous-estime, ce regard peut-être mal vécu. Ce dernier ne pensera qu’à ses défauts en s’associant souvent une image négative auprès des autres. Pour ce dernier, le regard d’autrui n’est vraiment pas apprécié, il est à fuir et à éviter le mieux possible.

Mais faut-il toujours craindre le regard des autres ? Ce regard ne peut-il pas être bénéfique pour nous ?

Le regard des autres peut nous apporter un point de vue extérieur qui, lorsqu’il est bien objectif, nous permettra de nous connaitre mieux. Nous avons sans aucun doute une véritable conscience de notre personne et de notre vie intérieure. La conscience de soi est un bon moyen qui nous donne l’accès à nos pensées, à nos sentiments et à tous nos états de conscience intérieurs comme l’avait très bien illustré Descartes dans ses Méditations métaphysiques. Mais le problème est que la conscience de soi ne nous assure aucunement une véritable connaissance de soi.

Un point de vue objectif est alors nécessaire pour avoir une meilleure connaissance de soi. La subjectivité risque de conduire le sujet à l’erreur ou à une fausse image de soi. Il y a le risque de se surestimer, de se juger mal, de gonfler ses qualités et donc de penser valoir ce que nous ne valons pas réellement. Soit on peut sous-estimer ce que nous sommes, ce que nous pouvons et ce que nous valons. Soit il nous sera possible de savoir qu’on est mieux que ce qu’on pensait être (ou valoir) ou moins que ce qu’on pensait valoir. Et, dans tous les cas, cela nous donne l’opportunité de nous améliorer. L’homme peut se faire ce qu’il n’est pas, comme le dirait un existentialiste tel que Sartre. Mais doit-il d’abord savoir ce qu’il n’est pas pour devenir ce qu’il veut être.

Par exemple, quand les élèves passent le devoir, chaque élève pense avoir bien fait son travail et attend une bonne note. Mais, ce n’est qu’après la correction des copies que chaque élève saura s’il s’est bien jugé. Si ce n’est pas le cas, il saura qu’il s’est mal jugé et qu’il a surestimé ses capacités. Il saura aussi qu’il n’est pas là où il pensait être et qu’il doit faire davantage d’efforts pour arriver là où il veut être.

Ainsi, le regard de l’autre nous corrige et nous améliore. Il est bénéfique pour celui qui se voit inférieur et également pour celui qui se voit supérieur. Pour l’un comme pour l’autre, c’est le regard extérieur d’autrui qui lui permettra d’avoir une idée plus objective de ce qu’il est et ce qu’il n’est pas. Pour le premier, le regard de l’autre lui permet de prendre conscience de ce qu’il peut faire, de ce qu’il ignorait de lui. Il lui permet de savoir qu’il est mieux que ce qu’il s’imagine être. Et c’est motivant pour ce dernier. Et surtout pour quelqu’un qui manque de confiance en lui, ça lui permettra d’aller de l’avant, de reprendre confiance en lui.

Pour le second, ça l’aide à se corriger et à prendre conscience de son illusion, de son orgueil qui l’aveugle. Il pourra modérer son caractère et être plus autocritique. Et par la suite, il pourra un jour véritablement arriver là où il pense être illusoirement aujourd’hui.

Mais notre réaction par rapport aux regards des autres est-elle seulement en vue de soi ?

Le regard d’autrui ne nous affecte pas que nous. Celui qui nous regarde est lui aussi affecté. Car autrui peut être touché, positivement ou négativement, au même titre que moi, par ce qu’il voit. Le regard d’autrui n’est pas donc à considérer que d’un point de vue égocentrique. Ce n’est pas toujours par rapport à soi que nous craignons les regards des autres. Nous craignons dans le regard ce que ceux qui nous regardent pourraient ressentir en voyant ce que nous faisons. Et cela par respect à autrui. Car il est de notre devoir moral de respecter autrui.

A ce propos, si une jeune femme occidentale, habituée à s’habiller librement dans son pays, décide de voyager vers un pays musulman, pour une raison touristique ou pour une activité professionnelle, elle pourra faire un effort vestimentaire (se couvrir les cheveux par exemple) dans le souci de ne pas manquer respect à la religion et à la culture de la société du pays visité.

De la même manière, si votre ami vous invite à son mariage, vous n’allez pas venir au mariage en portant les mêmes vêtements que vous portez quand vous êtes chez vous. Car cela peut être interprété comme un manque de respect ou d’intérêt au mariage de votre ami. Et quel que soit le cas, cela ne fera certainement pas rire à votre ami qui sera plutôt mécontent de votre tenue. C’est pour éviter un tel désagrément que nous allons faire toute notre possible pour être le plus présentable possible quitte à acheter de nouveaux vêtements rien que pour cette occasion.

Par conséquent, nos habits, nos comportements, nos paroles peuvent blesser et choquer les autres. Si nous faisons très attention à ce que nous faisons, ce n’est pas toujours pour notre égoïsme, pour notre image, mais aussi pour l’autre, pour notre semblable. Autrui est un être humain comme nous. Il ressent ce que nous ressentons. Il déteste ce que nous détestons aussi. Il est choqué par ce qui nous choque.

Nos actes peuvent donc choquer les autres. En ce sens, si un père voit son fils en train de fumer une cigarette ou consommer du khat dans un coin du quartier alors qu’il l’avait envoyé à l’école, combien ce père sera choqué et fâché aussi ? Et combien le fils de son côté sera surpris et désemparé ? Il se dira qu’il a déçu son père qui se lève chaque matin pour qu’il ne manque de rien, au service de ses besoins, et qui sacrifie ses plaisirs, ses désirs pour sa famille et ses enfants.

De plus, ce que nous faisons pourrait être reproduit pas les autres. Si nous faisons attention à ce que nous faisons, c’est parce que nous savons que des mauvais actes de notre part peuvent conduire à d’autres de faire la même chose. En ce sens, si un père fait attention à ses faits et gestes devant ses enfants, c’est parce qu’il ne souhaite pas que ces derniers recopient ses faits ou ses comportements quand ils sont loin d’être exemplaires.

De la même manière, un savant religieux, comme un grand cheick musulman, écouté et suivi par des milliers de musulmans qui boivent religieusement ses conseils et ses prêches pour être de bons musulmans, doit être un bon modèle et doit montrer l’exemple. Si les fidèles se rendent compte que ce dernier ne fait pas lui-même ce qu’il demande aux autres de faire, ça pourra les conduire à douter de ses prêches voir même de la religion.

Ca ne sera pas différent pour toute autre personnalité célèbre et suivie par des milliers de fans. Tout ce que publie cette célébrité sur ses réseaux sociaux (Facebook, instagram, twitter ou autres) sera reproduit immédiatement par des fans inconditionnels qui guettent ses moindres faits et gestes sur la toile : sa dernière coupe de cheveux, son nouveau style, son nouveau look, etc.

Certes, on doit toujours prendre en compte du regard des autres, toutefois le regard d’autrui nous met face à un dilemme : faut-il plaire aux autres et risquer à se déplaire soi-même ? Ou faut-il se plaire à soi-même quitte à déplaire aux autres ?

Evidemment, le regard des autres ne doit en aucun cas nous empêcher de vivre librement notre vie. Il ne doit pas être un frein à notre liberté. Car si on se soucie excessivement du regard des autres, cela pourra nous conduire à un renoncement de notre personnalité.

Chaque être humain est singulier. Il est différent des autres. Chacun est donc unique. Personne n’est identique à personne. Pour cela, nous devons être fidèles à ce que nous sommes indépendamment du regard de l’autre. Si on cherche à plaire aux autres, si on leur montre ce qu’ils veulent voir, si on fait ce qu’ils aiment, alors quand est-ce qu’on va faire ce qui nous plait à nous, ce que nous voulons ? Car, en faisant ce qui plait aux autres, on risque de se déplaire à soi-même.

Pour illustrer cela prenant l’exemple du khat. Il se peut que tous mes amis consomment le khat et que moi aussi je le consomme comme eux. Mais si moi je n’aime pas cette plante et que j’aime la lecture ou le sport, je ne peux pas être satisfait dans ma vie. Car comme je « khatte » beaucoup avec mes amis, moi je ne peux pas avoir le temps de se consacrer à mes passions personnelles, comme le sport ou la danse, etc. Le regard des autres pourrait ainsi constituer un obstacle à un véritable épanouissement de soi, et ainsi devenir une barrière à une vie heureuse conforme à notre nature profonde.

De même, nos choix et nos actes doivent se faire en vue de nos intérêts, précisément ceux sains et légitimes. On sait que tous les intérêts ne sont pas justifiables. Le regard de l’autre ne doit aucunement nous contraindre à agir contre notre gré ou notre bon vouloir. Il ne doit pas nous mouler dans un conformisme social ou culturel quelconque.

Car l’homme est fondamentalement un être de liberté : « il est né libre », comme disait notre cher philosophe Rousseau, ajoutons qu’il doit également vivre et mourir libre. Il est né libre et il doit vivre et mourir libre. Rien et personne ne pourra enlever l’homme de sa liberté. Ni la société, ni l’Etat, moins le regard de l’autre, ne pourra nous empêcher d’être libre et de vivre librement. La liberté de l’homme est inaliénable. L’homme doit être à son image, à l’image de sa liberté et non pas à l’image de ceux qui le regardent.

Mais la question philosophique la plus épineuse sera donc celle concernant la manière la plus adaptée pour concilier l’exercice de sa liberté et le regard d’autrui. Il est ainsi nécessaire d’affirmer sa personnalité toute en préservant son image et sa réputation. On pourrait aussi se demander comment s’affirmer sans manquer respect à l’autre en face de moi ? Quelle attitude adoptée pour tenir en compte le regard d’autrui sur soi sans se déterminer à travers ce regard ?

Il est important de considérer le regard des autres sans que cela ne se termine à nous auto-censurer. Accepter le regard de l’autre, d’être vu, sans vouloir ressembler au regardant. On peut aussi se transformer à travers ce regard, se corriger, apprendre de lui, mais sans se couper de soi, sans se perdre soi-même, sans se nier soi-même.

Autrui nous regarde. Et son regard nous parle et nous touche. Nous ne pouvons jamais donc être indifférents face au regard d’autrui. La crainte est une première façon naturelle de réagir face à ce regard. Un regard pourra nous mettre en colère, nous effrayer, nous menacer, nous insulter. Il conditionne notre image, notre réputation, notre comportement, notre action.

Dans une autre optique, ce regard peut nous être bénéfique : il nous conseille, nous motive, nous corrige, etc. Avec ce regard, il y a l’opportunité d’être meilleur, de se connaître mieux, d’être plus sociable et plus prudent.

Mais à trop se soucier de ce regard, il y a le risque de se perdre soi-même et de rompre avec sa liberté, sa personnalité et sa vie. C’est à chacun de tirer profit du regard d’autrui tout en évitant de finir dans un conformisme social et culturel nuisible pour sa liberté et son bien-être.

Faut-il craindre le regard d'autrui?

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