L'homme est-il l'esclave de son inconscient ?
Suis-je l'esclave de mon inconscient ?
Etre doué de conscience, l'homme
est traditionnellement considéré par la philosophie comme étant un sujet
conscient transparent à lui-même et donc maitre de sa pensée et de son agir. En
ce sens, on confère à l'homme une liberté qui lui permet d'agir et de choisir
librement et, par conséquent, une responsabilité face à ses actes.
Toutefois, cette idée d'un sujet
conscient qui maitrise pleinement sa vie se heurte à l'hypothèse freudienne
selon laquelle l'homme est habité par une force psychique étrangère à sa
conscience et qui est capable de le dominer et déterminer sa vie. La
psychanalyse parait ainsi mettre à mal la liberté et la responsabilité de
l'homme et pourrait nous conduire à envisager ce dernier comme le jouet des
forces aveugles et inconscientes qui échappent à sa conscience.
D’où le problème philosophique de
notre sujet : l'homme est-il un sujet pleinement conscient et maître de ses
pensées et de ses actes ou est-il, au contraire, l'esclave de son inconscient psychique ?
Dans l'analyse de ce problème, il
s'agira d'abord d'étudier en quoi l'inconscient freudien peut-il soumettre
l'homme à une réalité psychique inconsciente. Il sera ensuite analysé pourquoi
la conscience humaine est-elle la condition de sa liberté et de sa
responsabilité. Avant de finir par comprendre comment l'inconscient peut-il
être un besoin psychologique chez l'homme.
Après la révolution de Copernic
et celle de Darwin, Freud pense avoir humilié la mégalomanie de l'humanité pour
la troisième fois avec sa nouvelle science, la psychanalyse. A travers son
hypothèse sur le psychisme de l'homme, Freud soutiendra que notre monde
psychique n'est pas entièrement conscient. Pour le fondateur de la
psychanalyse, une grande partie de notre vie psychique est extérieure à la
lumière de notre conscience, c'est ce qu'il appelle le "Ca". Il
existe des désirs, des pulsions et des tendances inconscientes, c'est-à-dire
qui échappent entièrement à notre conscience, qui nous dirigent vers une telle
action ou vers une telle autre. Nos actes et nos comportements peuvent ainsi
être le résultat de notre inconscient. Autrement dit, l'homme est soumis à son
inconscient. Pour illustrer cela, Freud nous propose plusieurs exemples de
comportements qui nous échappent. Par exemple, le lapsus qui est le fait de
dire une parole inconsciente et non volontaire est la preuve, selon lui, que
nous sommes sous le contrôle de nos désirs inconscients. C'est toujours un
désir issu de notre inconscient qui se manifeste dans le lapsus, comme pour
tous nos autres actes inconscients.
Ce n'est pas seulement nos désirs
qui peuvent provenir de notre inconscient, c'est aussi nos sentiments, nos
états émotionnels intérieurs qui peuvent avoir leur origine dans la partie
inconsciente de notre psychisme. L'homme peut ressentir des émotions ou des
sentiments qu'ils ne contrôlent plus et qu'il n'arrive pas à saisir le sens.
C'est le cas de l'angoisse. Dans l'angoisse, l'homme ressent une peur
permanente et indéterminée. Il n'arrive pas à connaitre la véritable source de
son angoisse. Nous ne savons pas pourquoi nous sommes angoissés. Et d’où vient notre angoisse ? De la même
manière que la phobie, une peur inexpliquée et irrationnelle devant des choses
inoffensives, que Freud affirme être une autre manifestation de notre
inconscient, l'angoisse nous submerge et on devient impuissant face à elle. Notre
conscience est impuissante pour faire face ou pour maitriser l'angoisse qui
nous gâche la vie.
Freud n'est pas le seul à avoir
constaté des manifestations inconscientes chez l'homme. Avant lui, plusieurs
philosophes ont eux aussi parlé de certains comportements qui ne sont pas sous
le contrôle de notre conscience. Spinoza avait ainsi montré que l'homme peut
avoir conscience de ses actions mais qu'il n'a pas toujours conscience des
causes qui sont à l'origine de nos actes. Nous nous voyons faire telle action
et nous pensons, en conséquence, que nous l'avons choisie et qu'il s'agit d'une
action pensée et réfléchie. Pour bien illustrer cela, Spinoza prend l'exemple
d'une pierre qui tombe en chute libre. Cette pierre, consciente uniquement de
son mouvement de chute en plein milieu de sa chute, se croirait être la cause
de son mouvement.
Pour Descartes aussi, il nous
arrive d'avoir des désirs sans savoir les raisons derrière nos désirs.
Descartes nous dit qu'il a vécu lui-même un désir pendant son enfance et qu'il
avait une attirance pour une fille louche qui avait un petit défaut visuel. Il
constate que son désir l'accompagnera jusqu'à son âge adulte et qu'il
continuera, adulte, à ressentir la même attirance envers les personnes louches
sans savoir pourquoi. De ce fait, Freud avait approfondi et théorisé
l'existence des phénomènes inconscients que plusieurs avaient abordés avant
lui.
Selon la
psychanalyse donc, mais aussi avec certains philosophes, nous avons vu que
l'homme est soumis à des phénomènes inconscients auxquels il semble ne pas
pouvoir échapper. L'homme pourrait ainsi être envisagé comme le jouet de son
inconscient, mais l'homme peut-il alors encore être considéré libre et
responsable de lui ? L'inconscient n'exclut-il pas définitivement notre
liberté et notre responsabilité devant nos actes et nos choix ?
La philosophie a toujours défini
l'homme comme le seul être capable véritablement de conscience. Par conscience,
on entend une capacité de connaissance par laquelle l'homme devient capable de
se connaitre (conscience de soi), de connaitre son monde extérieur (conscience
immédiate) et de connaitre les valeurs morales de ses actes (conscience
morale). Ainsi, Descartes, dans ses méditations métaphysiques, cherche à nous
montrer que l'homme peut s'autosaisir et donc connaitre son intériorité. En ce
sens, il affirme que l'homme est un "sujet pensant" ou une
"substance pensante". Même si Descartes n'utilise pas encore
littéralement le terme conscience, n'empêche qu'il est considéré être le
premier à avoir initié la conscience de soi.
C'est donc la conscience de soi qui nous permet de nous connaitre
nous-mêmes directement et d'être transparent à soi. L'homme sait ce qu'il
pense, ce qu'il fait, il sait pourquoi il fait telle ou telle chose, parce
qu'il a conscience de ce qui se passe en lui, ses pensées comme ses actes. C'est
pourquoi la philosophie classique considéré l'homme un être transparent à lui
et maitre de lui-même.
Il est clair que c'est de notre
conscience que découle notre liberté et notre responsabilité. Pour la
philosophie, l'homme est un être conscient et donc un être libre. Sartre dira
même que "l'homme est condamné à être libre". Nous ne pouvons pas
échapper de notre liberté quel que soit le prétexte. Et la liberté est à son
tour indissociable de la responsabilité. Seul un être libre comme l'homme doit
répondre de ses actes. A ce propos, comme nous pouvons le voir avec Bergson,
quand l'homme fait un choix ou prend une décision, sa conscience est pleinement
sollicitée, elle est à son niveau le plus élevé. Parce que c'est elle qui est
le moteur de nos décisions et de nos choix et de ce que la philosophie appelle
notre libre-arbitre.
Par ailleurs, la psychanalyse
elle-même admet que l'homme peut avoir le pouvoir de canaliser ses pulsions
voire même de s'en affranchir. Autrement dit, l'homme n'est pas fatalement et
inéluctablement dominé par son inconscient. Il a un levier sur celui-ci. Par
exemple, Freud lui-même explique qu'il a soigné certains malades psychologiques
en leur permettant de prendre conscience de leurs désirs inconscients et donc
de parvenir à les canaliser positivement et de s'en libérer. La psychanalyse
pense pouvoir interpréter et nous permettre de saisir le sens de nos rêves, de
nos paroles ou actes manqués. Nous pouvons se libérer des désirs inconscients
liés à nos actes inconscients.
De même, toujours, selon la
psychanalyse, le sujet conscient peut orienter positivement des pulsions à
l'origine destinées vers une voie négative. Selon Freud, certains de nos désirs
inconscients peuvent être sublimés. Par sublimation, la psychanalyse entend le
fait de donner une destination positive à notre inconscient, c'est-à-dire
socialement et culturellement valorisée. A titre d'exemple, les artistes
expriment dans leurs œuvres d'art des pulsions qui les animent et qu'ils
ignorent les raisons de leur présence. Mais ce sont ces pulsions qui vont leur
inspirer pour leur permettre de créer une œuvre d'art qui pourra être admirée
par tous.
Disons donc que
l'homme n'est pas inéluctablement l'esclave de son inconscient mais qu'il est
un être libre capable de maitriser ses désirs et ses pulsions même les plus
sauvages. Mais l'inconscient n'est-il pas un besoin psychique plutôt qu'une
réalité psychique ?
C'est notre liberté qui justifie
l'idée d'un inconscient pourrait-on penser. Car la liberté, c'est la
responsabilité. Etre libre, c'est aussi être responsable et répondre de ses
actes devant la justice humaine et celle divine selon la religion. Or, l'homme
ne souhaite pas toujours assumer les conséquences de sa liberté, de ses choix
et de son agir. Quand les conséquences de ses choix et de ses décisions ne lui
plaisent pas, il cherche à se dédouaner par tous les moyens possibles. Et
l'inconscient est l'un de ces prétextes que les hommes évoquent dans leur tentative
d'échapper à leur liberté. A ce propos, Sartre qualifie l'inconscient comme une
"mauvaise foi" dans laquelle l'homme se ment à lui-même. C'est un
mensonge à soi. L'inconscient n'est pas plus qu'une échappatoire, car la
liberté est un fardeau lourd à porter pour l'homme.
De plus, l'inconscient représente
pour l'homme une forme d'assurance et de consolation face à ses échecs. Ils
nous arrivent d'échouer dans la vie. L'échec est humain. On échoue dans une
épreuve, dans une compétition, dans notre vie professionnelle, dans la
politique, etc. Et un échec est difficile. Ce n'est jamais agréable de vivre un
échec. Certains échecs sont plus cuisants que d'autres. Personne n'aime
échouer. Nous voulons tous réussir dans la vie. Mais l'échec est inévitable.
Tôt ou tard, on échouera un jour. Et l'échec nous fait mal. Il nous humilie. Il
porte un coup dur à notre fierté et notre confiance sur soi. Comment réagir
alors devant notre échec ? Face à l'échec, on cherche une source de
consolation. Et voilà que Freud vient à notre secours. Il nous dit que notre
échec ne dépend pas vraiment de nous, qu'il s'apparente à notre enfance, à une
maltraitance que nous avons vécue durant notre petit âge. Ce sont des souvenirs
inconscients et infantiles qui sont à l'œuvre. On se sent soulager. L'inconscient
? Quelle bonne nouvelle ! Quel soulagement !
Et de son côté, la justice n'est
pas insensible à l'hypothèse freudienne de l'inconscient. Quand les juges
jugent une affaire judiciaire, ils s'assurent que le coupable a commis son
crime en toute conscience et en toute liberté. Il arrive que nous agissons sous
l'effet de notre inconscient. Et, dans ce cas, la justice essayera de prendre
en considération de cela. C'est ce qu'on appelle les circonstances atténuantes.
Un coupable qui bénéficie de ces circonstances atténuantes verra sa peine
allégée. L'inconscient est aussi pour la justice un moyen d'allègement de peine
pour éviter une injustice. Car personne ne peut connaitre avec une absolue
certitude l'état psychique d'un criminel. Les psychologues et les
psychanalystes ne sont souvent pas d'accords sur leurs expertises. Il ne s'agit
pas d'une science exacte.
Finalement, l'homme est par
définition un être conscient, libre et responsable. C'est par notre conscience
qu'on se distingue des animaux qui agissent par instinct et qui n'ont donc
aucune responsabilité. C'est pourquoi seul l'homme est tenu responsable de ses
actes et ses paroles. Une responsabilité à laquelle il ne pourra aucunement
échapper face à la justice. Tout de même, l'hypothèse freudienne de
l'inconscient a eu le mérite d'avoir porté un coup de projecteur sur le côté
sombre de la vie de l'homme en remettant en question la supposée transparence totale
du sujet à lui-même. En plus de montrer que l'homme n'est pas totalement maitre
de lui-même, le freudisme a pu offrir à l'homme un bel prétexte vis-à-vis de sa
responsabilité et un remède psychologique inespéré contre la douleur de
l'échec.